Reprendre son souffle

30/10/2023

Voix libres - Reprendre son souffle

Claire B.

Fin du congé de maternité, je reprends le travail. Les nuits sont compliquées, courtes, et entrecoupées de réveils plus ou moins longs.

Au boulot, les tâches défilent, sans laisser poindre le moindre espoir de repos.

A la maison, la charge domestique et mentale est incommensurable. Car comme pour beaucoup de femmes, la répartition des tâches liées aux enfants et à la maison est totalement inégalitaire au sein de mon couple.

Les enfants demandent beaucoup d'attention et de soins, eu égard à leur jeune âge. Je me sens dépassée, incompétente, je ne m'en sors pas. Pourtant, tout est fait : repas, bains, linge : ça tourne. Parce que là aussi, comme beaucoup de femmes : pas le choix, ça doit être fait, c'est fait. Mais à quel prix ?

Au travail, dans les réunions familiales, avec des amis, j'affiche un sourire, même si je laisse parfois échapper une plainte contre le manque de sommeil (qui ne trouve pas vraiment d'oreille attentive)... Bref, je donne le change. Et quand je suis seule, je pleure. Sans m'arrêter. Car en-dedans, mon ressenti est à mille lieues de ces sourires polis.

C'est le désespoir le plus complet. Je n'ai plus de ressources. Je suis épuisée, je suis vide. Je suis à bout. La privation de sommeil me met à terre. Ce stress physique, physiologique et psychologique me détruit.

Et dans cet état, deux types de pensées tournent en boucle dans ma tête. Deux pensées terribles, noires, envahissantes. D'une part, je suis tellement convaincue de ne pas y arriver, de ne pas être à la hauteur, d'être une mère toxique pour mes enfants (car, à bout de tout, je n'ai aucune patience), que j'en viens à conclure qu'ils seraient mieux et plus heureux, en famille d'accueil. D'autres personnes pourraient s'en occuper bien mieux que moi, qui ne vaux rien. Je leur ai donné la vie, certes, mais visiblement pour l'après, je n'étais pas la bonne personne. Il y a eu erreur de casting.

Certains soirs, je pleurais sans pouvoir m'arrêter, assise dans la salle de bains, pendant que les enfants jouaient dans l'eau. La seule chose qui me calmait était de me dire que le lendemain matin, après les avoir déposés, je me présenterais aux urgences psychiatriques. J'arriverais en disant "je pense faire une dépression du post-partum, aidez-moi, gardez-moi, que je me repose."

Je ne l'ai jamais fait, évidemment.

L'autre pensée concernait ce chêne, repéré en bord de route, juste avant la station service. Bien large, solide dans ses appuis. Je pourrais facilement me le prendre frontalement, à 100km/h voire plus, et tout cela serait fini. Bien sûr, hors de question de laisser mes enfants (notez le paradoxe avec le point précédent). Je sais déjà ce que je leur dirai: "aujourd'hui c'est un jour spécial, on n'attache pas sa ceinture!". J'essayerai d'avoir un air enjoué, qu'ils ne sentent rien venir, les pauvres. Car il n'est pas question que qui ce soit survive à cet impact... nous partirons tous ensemble.

Les mois passent, et je m'étonne d'être encore en vie. Puis un jour, je craque. Une bêtise du quotidien me fait pleurer, hurler, totalement perdre mes moyens. Mes enfants me regardent, l'air perdu, ils ne disent rien. C'est la fois de trop. Je ne peux plus continuer. Je prends rendez-vous chez mon médecin traitant. J'y ai été entendue, guidée, aidée. Des mois de travail s'en sont suivis, des discussions répétées avec mon conjoint, des ajustements au niveau du quotidien, une tentative de mieux répartir les tâches. Petit à petit j'ai repris de la force. Il me faudra plus d'un an pour me sentir à ma place: il n'y a en effet pas eu d'erreur de casting. Je suis bien la maman de ces petits amours.

Écrire ces lignes, plusieurs mois après, déclenche un torrent de larmes incroyable. Comment ai-je pu envisager cela? Comment ai-je pu planifier ma mort et surtout celle de mes enfants ? Comment ai-je pu penser qu'ils seraient plus heureux sans moi? Parce que j'étais épuisée, au bout du rouleau. Parce que je me voyais comme une moins que rien, une faible, une incapable. C'est d'ailleurs ce qu'aurait écrit le journal local si j'avais foncé dans cet arbre : quelle faiblesse pour en arriver à de tels actes!

C'est un discours qu'on entend assez souvent des anciennes générations : "moi, je travaillais, j'avais 5 enfants, je faisais tourner la maison,... " OK. Déjà, on ne dit pas à quel prix. Et ensuite, en quoi c'est aidant ? Comment ne pas se sentir rabaissée, incapable, absolument pas à la hauteur de la tâche, quand on galère avec moins d'enfants et un peu d'aide de son conjoint ? Et si, au lieu de juger les mères, de se comparer, d'attendre d'elles des choses irréalistes, on les soutenait plus ? Et si on mettait un véritable tissu social autour des jeunes mères? Je ne pense pas qu'il s'agisse de faiblesses individuelles, toutes ces mères qui n'en peuvent plus. C'est une faiblesse du système : le patriarcat ne se préoccupe pas de la santé mentale des mères. Puisque, au final, elles finissent toujours (ou presque) par gérer...

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